Le casino
était désert, à l’exception de quelques hommes armés qui se tenaient près des portes. Ils avaient l’air de regarder des choses fort intéressantes sur les murs, au plafond et sur les tables de jeu quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent devant Dayna et le groupe de Lloyd.
Ils l’emmenèrent jusqu’à la grille, au bout de la rangée des caisses. Lloyd l’ouvrit et ils traversèrent rapidement une grande pièce qui ressemblait à une banque : machines à calculer, corbeilles pleines de bandes de papier, pots de plastique remplis d’élastiques et de trombones. Des écrans d’ordinateur, gris, éteints. Des tiroirs-caisses entrouverts. Des billets de banque jonchant le carrelage. La plupart de cinquante et de cent dollars.
Au fond de la pièce, Whitney ouvrit une autre porte et Dayna s’avança dans un couloir recouvert d’une moquette qui menait à l’ancien bureau de la réceptionniste. Joliment décoré. Meubles blancs aux lignes futuristes pour une élégante secrétaire qui était morte en crachant de gros mollards verts plusieurs mois plus tôt. Sur le mur, un poster qui ressemblait à une litho de Klee. Un épais tapis brun clair, soyeux. L’antichambre du pouvoir.
La peur s’infiltrait goutte à goutte dans le corps de Dayna comme de l’eau glacée, raidissant ses muscles. Lloyd se pencha au-dessus du bureau et appuya sur un bouton. Dayna vit qu’il transpirait un peu.
– Nous l’avons, R. F.
Elle sentit un rire hystérique monter en elle. Un rire qu’elle ne pouvait pas arrêter – et d’ailleurs elle n’avait aucune envie de l’arrêter.
– R. F. ! R. F. !
Oh, ça c’est la meilleure ! Je t’écoute P. D. !
Elle partit d’un énorme éclat de rire et soudain Jenny la frappa au visage.
– Ta gueule ! Tu ne
sais pas ce qui va t’arriver.
– Si je sais. Mais toi et les autres, vous ne savez pas.
Une voix sortit de l’interphone, chaude, agréable pleine d’entrain.
– Très bien, Lloyd, et merci beaucoup. Fais-la entrer, s’il te plaît.
– Seule ?
– Oui, certainement.
On entendit un petit gloussement, puis un déclic. Dayna sentit sa bouche devenir sèche.
Lloyd se retourna. Il transpirait beaucoup maintenant. De grosses gouttes perlaient sur son front, puis coulaient sur ses joues creuses, comme des larmes.
– Tu l’as entendu ? Vas-y.
Elle croisa les bras sur sa poitrine, son couteau caché sous son bras gauche.
– Et si je refusais ?
– Je te traînerais de force.
– Regarde-toi donc, Lloyd. Tu as tellement peur que tu n’arriverais pas à traîner un petit chiot derrière cette porte. Vous crevez tous de peur. Jenny, tu vas bientôt faire dans ta culotte. C’est pas bon pour la peau, ma chérie, ni pour ta culotte.
– Tais-toi, salope, siffla Jenny.
– Je n’ai jamais eu peur comme ça dans la Zone libre. Je me sentais bien là-bas. Je suis venue ici parce que je voulais continuer à me sentir bien. Rien de politique là-dedans. Vous devriez réfléchir. S’il vous fait peur, c’est peut-être parce qu’il n’a rien d’autre à vous donner.
– Madame, dit Whitney, presque en s’excusant, j’aimerais beaucoup écouter le reste de votre sermon mais il attend. Je suis désolé, mais vous allez dire amen et ouvrir toute seule cette porte ou bien je vais devoir vous y forcer. Vous pourrez lui raconter votre boniment quand vous serez avec lui… si vous trouvez assez de salive pour parler, naturellement. Mais pour le moment, vous êtes sous notre responsabilité.
Le plus étrange, pensa-t-elle, c’est qu’il a vraiment l’air désolé. Dommage qu’il ait aussi vraiment peur.
– Ce ne sera pas nécessaire.
Elle fit un effort pour lever un pied, puis la suite fut un peu plus facile. Elle allait à sa mort ; elle en était sûre. Puisqu’il en était ainsi, tant pis. Elle avait son couteau. Pour lui d’abord, si elle pouvait, ensuite pour elle, s’il le fallait.
Elle pensait : Je m’appelle Dayna Roberta Jurgens. J’ai peur mais j’ai déjà eu peur auparavant. Tout ce qu’il peut me prendre, j’aurais dû le donner un jour de toute façon : ma vie. Je ne vais pas le laisser me briser. Je ne vais pas le laisser m’abaisser si je peux l’éviter. Je veux mourir d’une belle mort et je vais avoir ce que je veux.
Elle tourna la poignée et entra dans le bureau… Randall Flagg l’attendait.
C’était une
grande pièce, presque vide. On avait repoussé le bureau contre un mur, le fauteuil pivotant coincé derrière. Les tableaux étaient recouverts de vieux draps mouchetés de taches de peinture. La lumière était éteinte.
Au fond de la pièce, un rideau était ouvert, découvrant une baie vitrée qui donnait sur le désert. Dayna se dit qu’elle n’avait jamais vu de toute sa vie un paysage plus stérile et austère. Dans le ciel, une petite lune brillait comme une pièce d’argent. C’était presque la pleine lune.
Debout devant la baie vitrée, le dos tourné, un homme dont on ne voyait que la silhouette.
Il continua à regarder longtemps le paysage, lui tournant le dos comme si elle n’avait pas été là. Combien faut-il de temps à un homme pour se retourner ? Deux secondes, trois au maximum. Mais Dayna eut l’impression que l’homme noir n’en finissait plus de se retourner, lui découvrant de plus en plus de lui-même, comme cette lune qu’il regardait. Elle redevint une enfant, glacée par l’horrible curiosité qu’inspire une grande frayeur. Un instant, elle fut entièrement prise dans la toile qu’il tissait autour d’elle, totalement séduite par lui et elle eut la conviction que lorsqu’il aurait terminé de se retourner dans des siècles et des siècles, elle contemplerait le visage de ses rêves : celui d’un moine encapuchonné dans la noirceur la plus totale. Le négatif d’un homme sans visage. Elle le verrait, puis deviendrait folle.
C’est alors qu’il la regarda, qu’il s’avança vers elle souriant. Et la première pensée qui lui vint à l’esprit fut celle-ci : Mais… il a mon âge !
Les cheveux noirs de Randy Flagg étaient ébouriffés. Son visage était beau, basané, comme s’il avait été longtemps caressé par le vent du désert. Ses traits étaient mobiles et sensibles. Ses yeux jubilaient, les yeux d’un petit enfant qui va faire une extraordinaire et merveilleuse surprise.
– Salut, Dayna !
– S-S-Salut.
Elle ne put en dire davantage. Elle s’était crue prête à tout, mais pas à cela. Elle se sentait comme un boxeur que son adversaire envoie rouler au tapis. Il sourit de sa confusion, puis étendit devant lui ses mains ouvertes, comme pour s’excuser. Il portait une vieille chemise de cachemire au col usé, un jeans et de très vieilles bottes de cow-boy aux talons usés.
Vous vous attendiez à quoi ?
À voir un vampire ? Un empaleur ? Qu’est-ce qu’on vous a raconté sur moi ?
Son sourire s’élargit, l’invitant presque à sourire elle aussi.
– Ils ont peur. Lloyd… suait comme un cochon.
Son sourire exigeait toujours une réponse et il lui fallut tout son courage pour ne pas lui faire ce cadeau. On l’avait sortie à coups de pied de son lit, sur ses ordres. On l’avait emmenée ici pour…
pour quoi faire ? Pour avouer ? Pour dire tout ce qu’elle savait sur la Zone libre ? Mais il n’y avait sans doute pas grand-chose qu’il ne sache déjà.
– Lloyd…, dit Flagg avec un petit rire triste. Le pauvre a passé un très mauvais quart d’heure à Phœnix pendant l’épidémie. Il n’aime pas en parler. Je l’ai sauvé de la mort et – son sourire se fit encore plus désarmant – et d’un sort bien pire que la mort. C’est ce qu’on dit, je crois. Il m’a étroitement associé à cette expérience, même si je n’y étais pour rien. Vous me croyez ?
Elle hocha lentement la tête. Oui, elle le croyait. Et elle se demanda si les douches constantes de Lloyd n’avaient pas quelque chose à voir avec ce « très mauvais quart d’heure à Phœnix ».
Elle éprouva aussi une émotion qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir ressentir à l’égard de Lloyd Henreid : la pitié.
– Très bien. Asseyez-vous, s’il vous plaît.
Elle regarda autour d’elle. Il n’y avait pas de chaises.
– Par terre. Vous serez très bien. Nous devons nous parler franchement. Les menteurs s’asseyent sur des chaises. Nous nous en passerons donc. Nous allons nous asseoir comme si nous étions deux amis autour d’un feu de camp. Assieds-toi.
Les yeux de Flagg brillaient d’hilarité contenue et ses côtes semblaient secouées par un rire qu’il retenait à grand-peine. Il s’assit, croisa les jambes et leva vers elle des yeux suppliants. Son visage semblait dire : Tu ne vas pas me laisser assis tout seul par terre dans ce bureau ridicule ?
Après un moment d’hésitation, elle s’assit. Elle croisa les jambes et posa ses mains sur ses genoux. Elle sentait le poids réconfortant du couteau dans sa pince à ressort.
– On t’a envoyée ici pour nous espionner. Est-ce que je décris correctement la situation ?
– Oui.
Inutile de le nier.
– Et tu sais ce qu’on fait des espions en temps de guerre ?
– Oui.
Le sourire de Flagg s’élargit, comme un rayon de soleil.
– Alors, tu as vraiment de la chance que nous ne soyons pas en guerre, ton peuple et le mien.
Elle le regarda, totalement surprise.
– Nous ne sommes pas en guerre, tu le sais, dit-il avec une sincérité désarmante.
– Mais… vous…
Mille idées confuses
tourbillonnaient dans sa tête. Indian Springs. Les missiles Shrike. La Poubelle avec son défoliant et ses Zippo. La manière dont les conversations déviaient dès qu’on mentionnait le nom de cet homme – ou sa présence. Et puis cet avocat, Eric Strellerton, qui tournait en rond dans le désert Mojave, le cerveau brûlé.
Il l’a simplement regardé.
– Est-ce que nous avons attaqué votre Zone dite libre ? Est-ce que nous avons fait le moindre geste agressif contre vous ?
– Non… mais…
– Est-ce que vous nous avez attaqués ?
– Non, naturellement !
– Non, et nous n’avons
aucune intention de ce genre. Regarde !
Tout à coup, il leva la main droite, formant un tube avec ses doigts. À travers, Dayna voyait le désert derrière la baie vitrée.
– Le grand désert de l’ouest !
criait Flagg. Le grand bordel ! Le Nevada ! L’Arizona ! Le Nouveau-Mexique ! La Californie ! Une poignée de mes gens sont dans l’État de Washington, dans la région de Seattle, et à Portland, dans l’Oregon. Une poignée de mes gens dans l’Idaho et le Nouveau-Mexique. Nous sommes trop dispersés pour penser faire un recensement avant un an ou davantage. Nous sommes beaucoup plus vulnérables que votre Zone. La Zone libre est comme une ruche, une commune très bien organisée. Nous ne sommes qu’une confédération dont je suis le chef titulaire. Il y a suffisamment de place pour les deux camps. Il y en aura encore suffisamment en 2190. À condition que les bébés vivent, quelque chose dont nous ne serons pas sûrs avant au moins cinq mois. Et s’ils vivent, si l’humanité continue, laissons nos grands-pères se battre s’ils ont des comptes à régler. Ou leurs grands-pères. Mais mon Dieu, pour quelle raison devrions-nous nous battre ?
– Aucune, murmura-t-elle.
Elle avait la gorge sèche. Elle était étourdie. Et elle sentait autre chose… était-ce de l’espoir ?
Elle le regarda dans les yeux. Elle eut l’impression qu’elle n’aurait pu détourner son regard. Elle ne le voulait pas d’ailleurs. Elle ne devenait pas folle. Non, il ne la rendait pas folle. C’était… c’était un homme parfaitement raisonnable.
– Il n’existe aucune raison économique pour que nous nous battions, aucune raison technologique. Nos politiques sont un peu différentes mais cet aspect est tout à fait mineur et les Rocheuses nous séparent…
Il est en train de m’hypnotiser.
Au prix d’un incroyable effort, elle arracha ses yeux aux siens et regarda la lune par-dessus son épaule. Le sourire de Flagg s’estompa un peu et une ombre d’irritation traversa son visage. Ou était-ce son imagination ? Quand elle le regarda à nouveau (plus méfiante cette fois), il lui souriait gentiment.
– Vous avez fait tuer le juge, dit-elle d’une voix dure. Vous voulez quelque chose de moi et, quand vous l’aurez, vous me ferez tuer moi aussi.
Il la regardait patiemment.
– Il y avait des postes de garde le long de la frontière entre l’Idaho et l’Oregon. Et les gardes attendaient le juge Farris, c’est vrai. Mais pas pour le tuer ! Ils devaient me l’amener.
Je suis rentré de Portland hier seulement. Je voulais lui parler comme je te parle en ce moment : calmement, raisonnablement, entre grandes personnes. Deux de mes gardes l’ont vu à Copperfield, dans l’Oregon. Il a tiré sur eux. Il a blessé mortellement un de mes hommes et il a tué le deuxième sur le coup. Le blessé a tué le juge avant de mourir. Je suis désolé de la tournure qu’ont prise les événements. Plus désolé que tu ne peux le croire ou le comprendre.
Les yeux de Flagg s’assombrirent.
Cette fois, elle le croyait… mais sans doute pas comme il aurait voulu qu’elle le croie. Et elle sentit à nouveau ce froid glacial s’emparer d’elle.
– Ce n’est pas ce qu’on raconte ici.
– Tu peux les croire, ou tu peux me croire. Mais souviens-toi que c’est moi qui leur ai donné leurs ordres.
Il était convaincant… extrêmement convaincant. Il paraissait presque inoffensif – mais pas tout à fait. Cette impression venait uniquement du fait qu’elle croyait voir devant elle un homme…
ou quelque chose qui ressemblait à un homme. Elle en était tellement soulagée qu’elle en devenait aussi malléable que de la pâte à modeler. Il avait de la présence. Comme un politicien retors, il savait bousculer vos arguments au fond de son chapeau de prestidigitateur… mais il le faisait d’une façon qu’elle trouvait très troublante.
– Si vous n’avez pas l’intention de faire la guerre, pourquoi ces jets et ce matériel militaire à Indian Springs ?
– Mesures défensives, répondit-il aussitôt. Nous faisons la même chose à Searles Lake en Californie et à la base aérienne d’Edwards. Un autre groupe travaille au réacteur atomique de Yakima Ridge, dans l’État de Washington. Vous allez faire la même chose… si ce n’est pas déjà fait.
Dayna secoua très lentement la tête.
– Quand je suis partie, ils essayaient encore de remettre en marche la centrale électrique.
– J’aurais été heureux de leur envoyer deux ou trois techniciens, mais il se trouve que j’ai appris que Brad Kitchner s’en est tiré tout seul. Il y a eu une courte panne hier, mais le problème a été réglé très rapidement. Une surcharge dans le quartier Arapahœ.
– Comment le savez-vous ?
– J’ai mes petites combines, répliqua Flagg avec un charmant sourire. Oh, pendant que j’y pense, la vieille femme est revenue. Chère vieille dame.
– Mère Abigaël.
– Oui, répondit-il, les yeux perdus dans le vague, tristes peut-être. Elle est morte. Quel dommage ! J’aurais vraiment voulu la rencontrer.
– Morte ? Mère Abigaël
est morte ?
Flagg parut revenir sur terre. Il lui sourit.
– C’est vraiment une
surprise pour vous ?
– Non. Mais je suis surprise qu’elle soit revenue. Et encore plus surprise que vous le sachiez.
– Elle est revenue mourir.
– A-t-elle dit quelque chose ?
Un instant, le masque charmeur de Flagg se décomposa, laissant entrevoir la déception et la colère.
– Non. Je pensais que… je pensais qu’elle… qu’elle dirait quelque chose. Mais elle est morte sans reprendre connaissance.
– Vous en êtes sûr ?
Son sourire réapparut, radieux comme le soleil d’été dissipant le brouillard du matin.
– Oublions-la, Dayna. Et parlons de choses plus agréables, comme par exemple ton retour dans la Zone. Je suis sûr que tu préférerais être là-bas. Je voudrais te charger d’une commission.
Il glissa sa main sous sa chemise, sortit un petit sac couleur chamois et en retira trois cartes routières. Il les tendit à Dayna qui les regarda, perplexe. Les cartes représentaient les sept États de l’ouest des États-Unis. Certaines régions étaient teintées en rouge. La légende inscrite à la main en bas de chaque carte les identifiait comme étant les régions où la population avait commencé à se reconstituer.
– Vous voulez que je
rapporte ça ?
– Oui… Je sais où sont vos gens ; je veux que vous sachiez où sont les miens. Prenez cela comme un geste de bonne foi et d’amitié. Et quand tu retourneras là-bas, je veux que tu leur dises ceci : que Flagg n’a pas de mauvaises intentions, que les gens de Flagg n’ont pas de mauvaises intentions. Dis-leur de ne plus envoyer d’espions.
S’ils veulent envoyer des gens ici, qu’ils parlent d’une mission diplomatique… ou d’un échange d’étudiants… ou de ce qu’ils voudront. Mais qu’ils viennent ouvertement.
Tu leur diras ?
Dayna n’y comprenait plus rien.
– Naturellement. Je vais leur dire. Mais…
– C’est tout.
Il montra à nouveau ses paumes ouvertes, vides. Elle vit quelque chose et se pencha en avant, troublée.
– Qu’est-ce que tu regardes ?
Elle perçut une note d’inquiétude dans la voix de Flagg.
– Rien.
Mais elle avait vu, et elle sut à l’expression fermée de son visage qu’il savait qu’elle avait vu. Il n’y avait pas de lignes sur les paumes de Flagg. Elles étaient aussi lisses que le ventre d’un bébé. Pas de ligne de vie, pas de ligne de cœur, pas de boucles, pas de croix… rien.
Ils se regardèrent longuement dans les yeux.
Puis Flagg se releva d’un bond et s’approcha du bureau. Dayna se leva elle aussi. Elle commençait presque à croire qu’il allait la laisser partir. Flagg s’assit sur le bord du bureau et approcha l’interphone.
– Je vais dire à Lloyd de faire changer l’huile, les bougies et les vis platinées de ta moto. Je vais lui dire aussi de faire le plein. Plus besoin de penser à rationner le pétrole, hein ?
Et dire qu’à une époque – je m’en souviens, et toi aussi sans doute, Dayna – on aurait cru que le monde allait disparaître dans un énorme champignon atomique parce que nous n’avions plus suffisamment de super, dit-il en secouant la tête.
Les gens étaient vraiment complètement idiots.
Il appuya sur le bouton de l’interphone.
– Oui, j’écoute.
– Tu voudrais t’occuper de la moto de Dayna ? Le plein et une mise au point. Laisse-la ensuite devant l’hôtel. Elle va nous quitter.
– D’accord.
Flagg relâcha le bouton.
– Voilà, c’est fait.
– Je peux… je peux m’en aller ?
– Mais oui, j’ai été très heureux de faire ta connaissance.
Il tendit la main vers la porte… paume tournée vers le bas.
Elle s’avança vers la porte. Sa main touchait à peine la poignée quand il lui dit : – Il y a encore une chose. Une…
toute petite chose.
Dayna se retourna. Il lui souriait d’un sourire amical mais, un bref instant, elle pensa à un énorme mastiff noir, babines retroussées sur des dents capables de déchirer un bras comme une serpillière.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Il y a un autre de tes amis ici, répondit Flagg en souriant de plus belle. Qui donc ?
– Comment voulez-vous que je sache ? répondit Dayna, mais un nom traversa son esprit comme un éclair : Tom Cullen !… lui ?
– Allons… je croyais que nous nous entendions bien.
– C’est vrai. Regardez-moi dans les yeux, et vous verrez que je ne vous cache rien. Le comité m’a envoyée…
il a envoyé le juge… et peut-être d’autres encore… mais le comité a été très prudent. Pour que nous ne puissions pas vendre la mèche si quelque chose… vous savez, si quelque chose nous arrivait.
– Si nous décidions d’arracher quelques ongles ?
– C’est ça, oui. C’est Sue Stern qui m’a demandé si je voulais bien partir. Je suppose que Larry Underwood…
il est membre du comité lui aussi…
– Je sais qui est M. Underwood.
– Bon, je suppose que c’est lui qui s’est occupé du juge. Pour l’autre… ça pourrait être n’importe qui. Pour les autres… à ma connaissance, les sept membres du comité devaient recruter chacun un espion.
– Oui, il aurait pu en être ainsi, mais ce n’est pas le cas. Il n’y en a qu’un, et vous le connaissez.
Son sourire s’élargit encore. Dayna commença à en avoir peur. Ce sourire n’était pas une chose naturelle. Il lui faisait penser à un poisson mort, à de l’eau polluée, à la surface de la lune vue au télescope. Il lui faisait sentir que sa vessie était pleine d’un liquide chaud qui voulait s’échapper.
– Tu le connais, répéta Flagg.
– Non, je…
Flagg se pencha au-dessus de l’interphone.
– Lloyd est déjà parti ?
– Non, je suis toujours là.
Bon matériel, excellente sonorité.
– Attends pour la moto de Dayna. Nous avons encore un détail à régler.
– D’accord.
Un déclic. Flagg la regardait, souriant, les mains fermées. Il la regarda très longtemps. Dayna commençait à transpirer.
Les yeux de Flagg semblaient grandir, s’assombrir. Regarder dans ces yeux, c’était comme regarder au fond de deux puits, très vieux, très profonds. Cette fois, lorsqu’elle voulut détourner les yeux, elle n’en fut pas capable.
– Dis-moi, dit-il d’une voix très douce. Évitons un incident désagréable, veux-tu ?
Très loin, elle entendit sa propre voix qui disait :
– Tout ça n’était que du théâtre, c’est ça ? Une petite pièce en un acte.
– Je ne comprends pas du tout ce que tu veux dire.
– Mais si, vous comprenez parfaitement bien. Votre erreur, c’est d’avoir fait répondre Lloyd si vite. Quand vous dites grenouille, ils se mettent tous à sauter. Il aurait dû être parti depuis longtemps avec ma moto. Mais vous lui aviez dit de rester, parce que vous n’avez jamais eu l’intention de me laisser partir.
– Ma petite, tu es
complètement paranoïaque. Sans doute ces mauvais moments que tu as passés avec ces hommes. Ceux du zoo itinérant. C’était certainement terrible. Et ceci pourrait devenir terrible aussi. Mais nous ne voulons pas de ça, n’est-ce pas ?
Sa résistance baissait, comme si elle s’échappait par ses jambes en parfaites lignes de force. Rassemblant ce qui lui restait de volonté, elle serra sa main droite, complètement engourdie, et se donna un coup de poing au-dessus de l’œil droit. Une explosion de douleur dans son crâne. Ses yeux se troublèrent. Sa tête bascula en arrière et heurta la porte en faisant un son creux. Mais son regard s’était arraché au sien et elle sentit que sa volonté revenait. Sa volonté et sa résistance.
– Vous êtes très fort, dit-elle, haletante.
– Tu le connais.
Flagg se leva et commença à s’approcher d’elle.
– Tu sais et tu vas me le dire. Inutile de te donner des coups sur la tête.
– Et pourquoi ne savez-vous pas ? Vous étiez au courant pour le juge. Vous étiez au courant pour moi. Comment se fait-il que vous ne soyez pas au courant pour…
Les mains de Flagg s’abattirent sur ses épaules avec une force incroyable. Elles étaient froides, aussi froides que du marbre.
– Qui ?
– Je ne sais pas.
Il la secouait comme une poupée de chiffon, le visage grimaçant, féroce, terrible. Ses mains étaient froides, mais son visage brûlait comme le sable du désert.
– Tu sais. Dis-moi. Qui ?
– Pourquoi ne le savez-vous pas ?
– Parce que je ne le vois pas ! rugit-il, et il la catapulta à l’autre bout de la pièce.
Elle roula par terre, s’arrêta, tas informe, et quand elle vit le pinceau lumineux de son visage balayer l’obscurité pour la retrouver, sa vessie lâcha, répandant un liquide chaud entre ses cuisses. Le visage doux et compréhensif de la raison n’était plus là. Randy Flagg était parti. Elle était maintenant avec Le Promeneur, avec le grand patron, et que Dieu la protège.
– Tu vas me dire, tu vas me dire ce que je veux savoir.
Elle le regarda, puis se releva lentement. Elle sentait le poids du couteau contre son avant-bras.
– Oui, je vais vous dire. Approchez-vous.
Il s’avança d’un pas, souriant.
– Non, beaucoup plus près. Je veux chuchoter le nom dans votre oreille.
Il s’approcha encore. Elle sentait à la fois une chaleur torride et un froid glacial. Dans ses oreilles, elle entendait des notes sans suite très hautes. Elle sentait une odeur de pourriture et d’humidité, douceâtre, écœurante. Elle sentait une odeur de folie, comme une odeur de légumes pourris dans une cave obscure.
– Plus près, murmura-t-elle d’une voix rauque.
Il fit encore un pas et elle fit basculer son poignet d’un coup sec. Elle entendit le déclic du ressort. Et la lame vint frapper de tout son poids au creux de sa main.
– Prends ça ! hurla-t-elle d’une voix hystérique et elle leva son bras en lui faisant décrire un grand arc de cercle, prête à l’éventrer, à le voir tituber dans la pièce, ses intestins pendant en serpentins fumants. Mais l’homme éclata de rire ; mains sur les hanches, son visage rouge comme une braise, renversé en arrière, l’homme se tordait de rire.
– Oh ! ma petite…, hurla-t-il avant d’être emporté par une autre rafale de rire.
Elle regarda stupidement sa main.
Sa main qui tenait une banane jaune bien dure, avec une petite étiquette bleu et blanc Chiquita. Elle la laissa tomber, horrifiée, sur le tapis où elle se transforma en un sourire jaunâtre et méchant, reflet de celui de Flagg.
– Tu vas me dire, murmura-t-il.
Oh oui, tu vas me dire.
Et Dayna sut qu’il avait raison.
Elle se retourna brusquement, si brusquement que même l’homme noir fut momentanément pris de court. Une de ses mains noires s’élança mais n’agrippa que le dos de son chemisier, ne lui laissant qu’un morceau de soie entre les doigts.
Dayna bondit vers la baie vitrée.
– Non ! hurla-t-il.
Et elle le sentit s’élancer derrière elle comme un vent noir de tempête.
Elle se donna de l’élan en poussant sur ses jambes comme sur des pistons, frappa la glace avec le sommet de son crâne. Un bruit sourd de verre qui casse et elle vit des morceaux de glace incroyablement épais pleuvoir sur le terrain de stationnement des employés. Des zébrures torturées comme des veines de vif-argent se dessinèrent autour du point d’impact. Emportée par son élan, elle passa à moitié à travers le trou et c’est là qu’elle s’arrêta, sanglante.
Elle sentit ses mains sur ses épaules et se demanda combien de temps il lui faudrait pour la faire parler.
Une heure ? Deux ? Elle croyait bien être en train de mourir, mais pas assez vite.
Cet homme que j’ai vu, il ne peut pas le sentir, le percevoir, parce qu’il est différent, il est…
Il la tirait en arrière.
Elle se tua tout simplement en se frappant férocement la tête sur la droite. Un éclat de verre tranchant comme un rasoir s’enfonça profondément dans sa gorge. Un autre se faufila dans son œil droit. Son corps se raidit un instant, ses mains frappèrent la glace. Puis tout son corps devint mou. Et ce que l’homme noir ramena dans le bureau n’était plus qu’un sac sanglant.
Elle s’en était allée, peut-être triomphante.
Hurlant de rage, Flagg la frappait à coups de pied. À chaque coup, son corps bougeait un peu, indifférent.
Flagg devint fou de colère. Et il se mit à l’envoyer valser dans toute la pièce à coups de pied, grognant, hurlant comme un dément. Des étincelles commencèrent à jaillir de ses cheveux, comme si quelque part en lui un cyclotron venait de s’éveiller, formant peu à peu un champ électrique qui le transformait en une énorme pile. Ses yeux brillaient d’un feu noir. Il hurlait, frappait, frappait, hurlait.
Dehors, Lloyd et les autres étaient pâles. Ils se regardaient. Finalement, ce fut plus qu’ils ne pouvaient supporter. Jenny, Ken et Whitney filèrent à l’anglaise et leurs visages blanc sale comme du lait caillé prirent l’expression étudiée de ceux qui n’ont rien entendu et qui ne veulent rien entendre.
Seul Lloyd attendit – non parce qu’il le voulait mais parce qu’il savait qu’il devait le faire. Finalement, Flagg l’appela.
Il était assis
sur le bureau, les jambes croisées, les mains posées sur les genoux. Il regardait dans le vide, par-dessus la tête de Lloyd. Il y avait un courant d’air et Lloyd vit que la baie vitrée était cassée. Les éclats de verre étaient gluants de sang.
Une forme vaguement humaine gisait par terre, enveloppée dans un rideau.
– Débarrasse-moi de ça.
– D’accord. J’emporte aussi la tête ? demanda Lloyd à voix basse.
– Emporte tout ça à la
sortie est de la ville, arrose d’essence et mets le feu. Tu m’entends ? Fais-la brûler ! Tu vas me faire brûler cette saloperie !
– Entendu.
– Très bien, dit Flagg avec un sourire affable.
Tremblant, la bouche en coton, gémissant presque de terreur, Lloyd essaya de ramasser l’encombrant objet. Le dessous était collant. L’objet plia, glissa entre ses bras, retomba par terre. Il lança un regard terrifié à Flagg, mais il regardait toujours dehors, dans cette position qui imitait un peu celle du lotus. Lloyd reprit son colis, se cramponna et avança en titubant vers la porte.
– Lloyd ?
Il s’arrêta et regarda derrière lui. Un petit gémissement s’échappa de sa bouche. Flagg était toujours en semi-lotus, mais il flottait maintenant à une vingtaine de centimètres au-dessus du bureau, son regard serein toujours fixé sur la baie vitrée, à l’autre bout de la pièce.
– Q-Q-Quoi ?
– As-tu encore la clé que je t’ai donnée à Phœnix ?
– Oui.
– Garde-la sur toi. L’heure approche.
– D-D’accord.
Il attendit, mais Flagg n’en dit pas davantage. Il était là, suspendu dans l’obscurité, invraisemblable tour de fakir hindou, le regard tourné vers le désert, un doux sourire sur les lèvres.
Lloyd sortit sans demander son reste, heureux comme toujours de retourner à sa petite vie, de retrouver la raison.
La journée fut
calme à Las Vegas. Lloyd revint vers deux heures de l’après-midi, empestant l’essence.
Le vent avait commencé à souffler et, à cinq heures, il balayait The Strip dans tous les sens, hurlant comme une sirène entre les grands hôtels. Les palmiers qui avaient commencé à mourir après avoir été privés d’eau en juillet et en août s’agitaient furieusement comme des étendards en lambeaux sur un champ de bataille. Des nuages aux formes étranges couraient à toute allure dans le ciel.
Au Cub Bar, Whitney Hogan et Ken DeMott buvaient de la bière en dévorant des sandwiches aux œufs durs. Trois vieilles dames – Les Trois Folles, comme tout le monde les appelait – avaient quelques poules, et personne ne semblait se fatiguer des œufs. Dans le casino, en dessous de la mezzanine où se trouvaient Whitney et Ken, le petit Dinny McCarthy marchait à quatre pattes sur une table de baccara, entouré d’une armée de soldats de plastique.
– Regarde ce petit bout de chou, dit Ken. On m’a demandé de le garder une heure. Je le garderais bien toute la semaine. J’aimerais en avoir un comme ça. Ma femme en a eu un seul, et il est venu deux mois trop tôt. Il est mort dans la couveuse, au bout de trois jours.
Il leva les yeux en entendant Lloyd entrer.
– Salut, Dinny ! lança
Lloyd.
– Yoyd ! Yoyd ! piailla le petit Dinny.
Il courut au bord de la table de baccara, sauta à terre et courut se jeter dans les bras de Lloyd qui le souleva et lui donna deux gros baisers.
– Tu embrasses Lloyd ?
Dinny le gratifia de deux bises sonores.
– J’ai quelque chose pour toi, dit Lloyd en sortant de sa poche une poignée de pastilles au chocolat enveloppées dans du papier d’aluminium.
Dinny était ravi.
– Yoyd !
– Qu’est-ce qu’il y a, Dinny ?
– Pourquoi tu sens l’essence ?
– J’ai fait brûler des
ordures, répondit Lloyd en souriant. Allez, va jouer. Qui est ta maman en ce moment ?
– Angelina – il prononçait Angeyina.
Ensuite, Bonnie. J’aime bien Bonnie. Mais j’aime bien Angelina aussi.
– Ne lui dis pas que Lloyd t’a donné des bonbons. Angelina donnerait la fessée à Lloyd.
Dinny promit de ne rien dire et partit en courant, riant aux éclats à l’idée d’Angelina en train de donner une fessée à Lloyd. Une ou deux minutes plus tard, il était de retour sur la table de baccara, dirigeant son armée, la bouche pleine de chocolat. Whitney arriva, en tablier blanc. Il apportait deux sandwiches et une bouteille de bière bien fraîche pour Lloyd.
– Merci. Ça a l’air bien bon.
– Du pain maison, répondit fièrement Whitney.
Lloyd commença à manger.
– Quelqu’un l’a vu ? demanda-t-il au bout de quelque temps.
– Non, je pense qu’il est reparti, dit Ken.
Lloyd réfléchissait. Dehors, une forte rafale de vent siffla en passant, comme perdue dans la solitude du désert.
Dinny leva la tête un instant, inquiet, puis retourna à son jeu.
– Je pense qu’il n’est pas très loin, dit finalement Lloyd. Je ne sais pas pourquoi, mais j’en suis presque sûr. À mon avis, il attend quelque chose. Je ne sais pas quoi.
– Tu penses qu’il l’a fait parler ? demanda tout bas Whitney.
– Non, répliqua Lloyd en regardant Dinny. Je ne pense pas. Quelque chose n’a pas marché. Elle… elle a eu de la chance, ou bien elle a été plus maligne que lui. Ça n’arrive pas souvent.
– Ça ne changera strictement rien en fin de compte, dit Ken, mais il avait l’air troublé.
– C’est vrai.
Lloyd écouta le vent un moment.
– Il est peut-être reparti à Los Angeles, reprit-il.
Mais il ne le croyait pas, et son visage le montrait.
Whitney retourna à la cuisine et revint avec d’autres bouteilles de bière. Ils burent en silence, perdus dans leurs pensées qui n’avaient rien de rassurant. D’abord le juge, maintenant cette femme. Tous les deux morts. Aucun d’eux n’avait parlé. Aucun n’avait été démarqué comme il l’avait ordonné. Il semblait bien qu’ils avaient perdu les deux premiers matchs du championnat du monde ; difficile à croire, et un peu effrayant.